Article publié en 1972 dans la Revue Forestière Française, n° 6, p 429 - (version .pdf - 539k)

Le cycle d'évolution des peuplements dans les futaies régulières résineuses

par Louis ROUSSEL

 

L'aménagement des futaies régulières résineuses, de sapin et d'épicéa surtout, constitue sans doute l'un des aspects les plus évolués de l'activité du sylviculteur, " la partie vraiment noble du métier de forestier ", comme aimait à le dire E. Lachaussée. Ceci tient évidemment au fait que beaucoup de ces massifs sont, depuis de très nombreuses décennies, l'objet de dénombrements périodiques complets, que l'on y note les volumes réalisés en coupes et en produits accidentels divers, ce qui permet d'effectuer des calculs variés.

Graphique 1 - TABLES D'ASSMANN O. 36 - M. E.

À titre simplement indicatif, on mentionnera l'évaluation du matériel initial et celle du matériel final, la détermination de la production annuelle moyenne, celle du taux moyen de production, le volume de l'arbre moyen, les rapports entre les volumes des grandes classes d'arbres, les courbes de nombres d'arbres par catégories de dimensions, etc.

La Fuvelle - Ve  Affectation - Etat vers 1950.

Le matériel sur pied et la production moyenne annuelle diminuent en même temps. Actuellement, la Ve Affectation a repris sa place normale sur le " cycle d'évolution " - Photo STAINACRE

Tous ces éléments sont très utiles aux aménagistes car ils leur permettent de se faire une idée plus précise des forêts qu'ils étudient en complétant, par des tableaux et par des graphiques, leurs impressions subjectives, consignées dans les classiques " descriptions de parcelles ", pour tant est que l'on en rédige encore...

Il semblerait donc superflu d'envisager une nouvelle méthode d'analyse des peuplements, un genre de test qui viendrait, en quelque sorte, compléter et synthétiser ceux qui viennent d'être précédemment énumérés. Et cependant, comme le signalait fort justement R. Viney (1), il y a quelques années, les facteurs de production des forêts sont extrêmement nombreux. Aussi le lecteur sera-t-il peut-être intéressé de savoir en quoi consiste le cycle d'évolution des peuplements, que cet ancien professeur d'aménagement avait baptisé avec humour le spoutnik forestier. Quel en est donc le fondement théorique ?


NOTION DE CYCLE D'ÉVOLUTION DES PEUPLEMENTS.

On sait que dans un peuplement équienne le matériel sur pied et l'accroissement annuel (courant ou moyen) varient d'abord dans le même sens. Ce qui à ce stade de raisonnement ne veut nullement signifier que l'un conditionne l'autre. Mais on sait très bien, par exemple, que dans une plantation d'épicéas dont le volume croît avec l'âge, l'accroissement annuel courant est, dans une station d'excellente qualité, maximal vers l'âge de 45 ans environ, alors que dans une station très médiocre le maximum correspondant n'est atteint que vers l'âge de 70 ans. Puis, alors que le matériel sur pied continue à s'accroître, l'accroissement annuel courant se met à diminuer lentement et régulièrement jusqu'à la limite habituelle de la vie des arbres. Le graphique 1, tiré des récentes tables de production de E. Assmann pour l'épicéa, matérialise très nettement ce type de relation, du reste absolument classique en matière forestière.

On sait par ailleurs que l'accroissement annuel moyen suit une évolution analogue mais avec un très net décalage dans le temps. Ces éléments constituent les caractéristiques naturelles de l'évolution des peuplements, tout au moins résineux, et il est essentiel pour les forestiers, de ne jamais les perdre de vue.

Examinant maintenant le cas d'une futaie régulière régénérée artificiellement et aménagée de telle sorte que chaque année les peuplements les plus âgés sont exploités et remplacés par des plantations, on peut admettre qu'à tout moment de l'histoire du massif, on doit rencontrer une série de parcelles qui se placent le long de la courbe reproduite au graphique 1, ou le long d'une courbe semblable, selon la qualité de la station. Dans ce cas, au moment de l'exploitation des arbres les plus vieux, on revient rapidement à l'origine des axes. Il est même possible, d'après les tables d'Assmann, de calculer les moyennes des divers matériels sur pied et des accroissements annuels courants pour l'ensemble des parcelles, représentées en M.

Quand on pratique la sylviculture française classique, utilisant largement les facultés de régénération naturelle des peuplements, on ne distingue souvent, pour des raisons de facilité, que des groupes de parcelles (affectations, quartiers ...) ; mais il doit exister, si l'aménagement est bien équilibré, une relation graphique du même ordre entre le matériel sur pied et l'accroissement annuel de chacun de ces groupes, plus ou moins décalée du reste par rapport au graphique 1.

Levier - 1e  Série - Ancienne IVe Affectation - Etat vers 1950.

Le matériel sur pied et la production moyenne actuelle augmentent en même temps. Les quelques préexistants, d'âge discordant, sont actuellement en cours d'élimination - Photo STAINACRE

Par ailleurs, on le sait, dans ce genre d'aménagement l'exploitation des groupes de vieux bois ne se fait plus instantanément, en bloc, mais est échelonnée sur un certain nombre d'années (15 à 20 par exemple). Certains jeunes arbres préexistants sont incorporés aux régénérations naturelles. Pour toutes ces raisons, le retour au point initial ne se fait plus, comme dans le cas précédent, selon une droite ; on observe alors dans la relation entre le matériel et l'accroissement annuel une courbe plus ou moins éloignée de l'origine des axes qui traduit la présence d'un matériel rémanent léger, mais non nul, et dont l'accroissement n'est pas négligeable. En ajoutant à ces considérations le fait que, si l'on veut se placer dans le cadre des travaux de l'aménagiste de terrain, on observe, grâce aux dénombrements successifs, non le seul accroissement mais la production (passage à la futaie compris), on obtient une figure spéciale que leurs auteurs avaient proposé de dénommer le cycle d'évolution des peuplements (3) (4). Les parcelles très régulières s'inscrivent fidèlement sur ce cycle ; les parcelles irrégulières s'en écartent et se rapprochent du point central M, caractérisant l'ensemble de la forêt.

APPLICATION A LA FORÊT DE LA FUVELLE.

Une première application de cette notion a été faite, il y a quelques années, à une futaie régulière bien classique, celle de la Fuvelle, pessière-sapinière du Haut Doubs qui fut aménagée pour la première fois en 1857 par Broillard, et dont les prescriptions avaient été suivies sans trop de modifications jusqu'en 1956. Cette forêt était divisée en 7 affectations permanentes, régénérées chacune pendant une période de 20 ans : excellente illustration de ce que L. Turc appelait d'une façon imagée " les aménagements à tiroirs ". On a donc en 1956 cinq affectations dont l'âge moyen diffère assez exactement de 20 ans. On peut remarquer sur le graphique 2 (période 1938-1956 : aménagiste A. Bourgeois) que chaque affectation se place assez bien sur le cycle de la façon théoriquement prévue. L'affectation V, longtemps préservée car ses magnifiques futaies devaient, à une certaine époque, être classées en peuplements d'élite, est restée nettement plus riche et plus productive que ne l'aurait exigé une application stricte de l'aménagement initial. Sa position théorique réelle est figurée approximativement en V'. En ce qui concerne les affectations VI et VII qui en 1956 n'avaient pas encore été traitées selon les prescriptions de l'aménagement initial (donc d'âge et d'histoire mal connus), leur emplacement sur le cycle n'a pas grande signification. En fait, l'aménagiste de 1856 avait hésité avant de les numéroter. Mais on comprend que l'aménagiste de 1957 ait eu quelques doutes sur le choix de l'affectation à régénérer après celle qui porte le n°V, et ceci explique, avec d'autres considérations, qu'il ait jugé utile d'appliquer à la forêt un aménagement d'attente.

En tous cas, sur cet exemple concret, on peut relever certains éléments intéressants. En passant des coordonnées cartésiennes, qui ont servi à établir cette figure, aux coordonnées polaires, on voit que la position du point M, moyen pour toute la forêt, est déterminée par l'angle polaire oméga (maj.) et par le rayon vecteur rhô (maj.). Très approximativement et pour des forêts bien équilibrées le premier élément matérialise la qualité de la station, et le second, la relation pour un type de station donné entre le matériel moyen sur pied et la production moyenne annuelle.

Autour du point M, la position de chaque affectation est déterminée, en coordonnées polaires également, par l'angle polaire oméga (min.) et par le rayon vecteur rhô (min.). Le premier de ces éléments matérialise le degré d'évolution des peuplements, et le second la régularité de ceux-ci. Le point figuratif de chaque affectation se déplace au fur et à mesure de son vieillissement tout au long du cycle dans le sens des aiguilles d'une montre, et ce, d'autant plus exactement que les peuplements sont plus équiennes. Il est possible également d'utiliser cette figure pour déterminer approximativement les quatre secteurs qui dans les aménagements par quartier de régénération correspondent au quartier " blanc " (le matériel sur pied et la production annuelle augmente en même temps), au quartier " jaune " (le matériel sur pied augmente, mais la production annuelle diminue), au quartier " bleu " (le matériel sur pied et la production annuelle diminuent en même temps), et enfin au quartier " bleu-blanc " de transition (le matériel sur pied diminue encore mais la production annuelle, des éléments jeunes surtout, se remet à augmenter).

APPLICATION A LA FORÊT DU RUSSEY.

En général, les forêts résineuses qui ont été traitées en futaies régulières d'une façon suivie sans entorses à l'aménagement initial, s'inscrivent assez bien sur des cycles dont l'allure générale est conforme à celle qui vient d'être indiquée. Cependant, dans de nombreux cas, des changements dans l'orientation du mode de traitement modifient, pendant certaines périodes, l'évolution normale des peuplements. On peut relever ces changements d'orientation dans les aménagements du type " Brenot " : une sorte de semi-jardinage a été appliqué à diverses forêts du Doubs, tout au moins pendant quelque temps, et les parcelles ainsi traitées se rapprochent, sur le cycle du point M moyen pour l'ensemble des massifs. Voici par exemple le cycle établi pour la période 1945-1960 par l'aménagiste Gauthier dans la forêt communale du Russey (graphique 3). Bien qu'abandonné depuis longtemps, le traitement en semi-jardinage, dont les effets ont du reste été renforcés par des renversées de chablis, a écarté certaines parcelles de cette futaie régulière de leur cycle d'évolution normale, et les a rapprochées du point M moyen pour toute la forêt. Par contre d'autres, restées régulières, indiquent ce qu'aurait dû être la courbe théorique satisfaisante.

APPLICATION A LA FORÊT DE LEVIER.

L'évolution des peuplements a été aussi souvent perturbée par des aménagistes qui, bien que restant dans le cadre de la futaie régulière, ont estimé à tort ou à raison que leurs prédécesseurs avaient commis des erreurs de classement et ont donc modifié les données primitives.

Voici comment se présente la 1e série de la sapinière domaniale de Levier, pour la période 1922-1947 (graphique 4). Cette unité d'aménagement était traitée au début (1861) en futaie régulière par la méthode des affectations permanentes. Par suite cette méthode a été abandonnée pour celle du quartier de régénération ; mais les assiettes des parcelles étant restées les mêmes, il est possible de les regrouper pour reconstituer, pendant la période en cause, les affectations primitives.

On retrouve très bien, sur 4, l'évolution de ces divisions initiales. Les quatre premières anciennes affectations se présentent sur le cycle dans l'ordre où elles ont été régénérées (I-II-III-IV), mais comme dans la forêt communale du Russey, le semi-jardinage de Brenot a rapproché les deux premières du point M moyen pour toute la forêt. Toutefois certaines parcelles restées bien régulières (4 de I, 10 de II, etc.) indiquent ce qu'aurait dû être le cycle idéal. Une anomalie se présente, la position de l'affectation ancienne n° V : elle est explicable facilement par l'histoire du massif. Ces peuplements devaient être régénérés en début d'aménagement dès l'année 1861. En fait, on y a travaillé pendant 6 années seulement (de 1861 à 1866), puis on a considéré que le travail y était terminé et on les a abandonnés à leur évolution naturelle (en 1947 le matériel moyen y était un peu inférieur à 700 m3 par hectare avec un arbre moyen de 3,7 m3). Il est certain que si les opérations de régénération y avaient été poursuivies normalement, l'affectation n° V serait actuellement en V', par exemple, au lieu d'occuper une position aberrante. Comme on le voit le cycle d'évolution des peuplements met donc bien en évidence l'histoire même du massif.

CONCLUSION

Quel intérêt y a-t-il, en définitive, à établir un cycle d'évolution des peuplements, travail relativement facile si la comptabilité matière a été régulièrement et convenablement tenue (ceci, bien entendu, sous réserve des inévitables erreurs humaines) ?

Il semble que cette figure donne une représentation, en quelque sorte " dynamique ", de l'ensemble du massif et le sens de l'évolution de ses grands groupes de peuplements. On y voit, avec un peu d'habitude, une " forêt en mouvement ".

Elle résume, par ailleurs, l'histoire même de chaque parcelle et figure d'une façon simplifiée ce que constituait autrefois, dans certaines Conservations des Eaux et Forêts, le " schéma historique des aménagements " présenté sous forme d'un tableau.

Elle aide à choisir quels groupes de parcelles doivent être mis, de préférence, en régénération, parce que leur histoire les y a conduits, et quels autres sont à ménager, parce qu'en voie de production naturelle croissante.

Elle permet de comprendre pourquoi, à la suite d'analyses un peu rapides, on a pu affirmer autrefois que les parcelles à matériel léger ont une production très élevée, alors que telles autres, bien plus riches, ont une production inférieure. Donc, que les premières devaient être systématiquement, préférées aux autres. Le simple examen du graphique 2 montre bien que, pour un matériel moyen " entre inventaires " déterminé, une parcelle peut, suivant sa position sur le cycle, réaliser une production qui varie du simple au triple, ou au quadruple.

Enfin, le cycle d'évolution des peuplements indique les possibilités, mais aussi les limites de l'aménagiste qui doit agir en se conformant aux lois naturelles de cette évolution, et non en tentant par quelques artifices de s'y dérober.

Peut-être certains forestiers de vieille tradition, ayant beaucoup réfléchi à ce genre de problème, trouveront-ils dans leurs forêts résineuses, et même feuillues, quelques exemples typiques de ce genre d'évolution, et pourront-ils, ainsi, tirer parti des idées exposées dans ces quelques lignes ?

BIBLIOGRAPHIE

1 - VINEY (R.).- Multiplicité des facteurs de production. Revue forestière française, n° 2, 1955, pp. 130-137.

2 - ASSMANN (E.) et FRANZ (F.).- Vorläufige Fichten-Ertragstafel für Bayern. Forstwissenschaftliches Contralblatt, 84 Jahrgang, 1965, pp. 7-43.

3 - ROUSSEL (L.) et LEROY (R.).- Relations statistiques entre la production et le capital sur pied dans les sapinières. Bulletin de la Société forestière de Franche-Comté, juin 1956, pp. 57-81.

4 - ROUSSEL (L.) et LEROY (R.).- Le cycle d'évolution des peuplements dans la forêt domaniale de la Fuvelle, Bulletin de la Société forestière de Franche-Comté, juin 1960, pp. 78-81.