Article publié en 1983 dans la Forêt Privée, n° 151, p 59 - (version .pdf - 283 k)

Exemples de modélisation en sylviculture

par Louis ROUSSEL

 

La modélisation constitue une approche moderne de certains problèmes de la production forestière, faisant un large appel aux mathématiques ; cette nouvelle démarche de l'esprit utilise fréquemment la notion de "modèle logistique" nécessitant des calculs parfois complexes, mais qui sont grandement facilités grâce à l'informatique.

LA NOTION DE MODELE LOGISTIQUE

Vers le milieu du siècle dernier, le démographe belge Verlhust, étudiant la façon dont se développaient les populations humaines, faisait remarquer qu'elles obéissaient, en général, à une sorte de loi : d'abord très lente (phase de latence), la croissance s'accélère ensuite brusquement (phase exponentielle), puis se poursuit d'une façon plus régulière (phase rectilinéaire) pour se ralentir peu à peu, et, à la fin, se stabiliser (phase d'arrêt). À ce moment, la tendance à la prolifération est exactement compensée par la résistance du milieu (espace habitable saturé, difficultés croissantes d'approvisionnement, etc.) ; très vite, on a observé que le développement des populations animales et végétales se déroulait de la même façon, et que leur représentation sur un graphique donnait une "courbe en S". Cette courbe caractérise ce que l'on nomme actuellement "le modèle logistique".

On attribue en général à Deschamps (1902) et à Robertson (1908), les premiers développements de ces idées sous une forme mathématique, grâce à des équations "exponentielles" (l'âge de la population intervient en "exposant"), mais il semble bien également que G. Huffel, dans son petit livre "Les arbres et les peuplements forestiers" (1893), repris dans son "Economie Forestière, tome Il", bien connue des forestiers, ait utilisé un procédé voisin, pour définir la façon dont les arbres, isolés ou en peuplements équiennes, développaient leur hauteur, leur surface terrière, ou bien leur volume, en fonction du temps. De l'étude graphique de la courbe en S, Huffel tirait certaines conclusions théoriques, présentées sous la forme d'un théorème : par exemple, il était démontré que l'accroissement courant annuel représentait la dérivée (mathématique) de l'équation relative à la courbe caractérisant l'évolution du volume, et aussi que l'accroissement moyen annuel culminait plus tard que cet accroissement courant. Cette démonstration a été enseignée à des générations de forestiers, et constitue l'un des éléments de base des savants "Principes d'estimation forestière" de L. Schaeffer (1949).

Grâce à l'obligeance de R. Blais, le rédacteur de cette petite analyse a pu consulter un ouvrage original de L. Potin, lauréat de l'Académie des Sciences, sur - "La loi naturelle du développement forestier et l'évaluation de la propriété forestière" (1951), dans lequel l'auteur utilise très largement l'appareil mathématique, et les travaux de certains de ses prédécesseurs, pour établir diverses formules relatives aux estimations forestières. Il faut arriver à l'année 1976 pour trouver, sous la signature de G. Patrone qui, jusqu'à son récent décès, présidait l'Académie Italienne des Sciences Forestières, un court "Traité d'auxonomie différentielle", constituant, sous une forme condensée, une étude théorique très poussée de la courbe en S, d'où découlent des principes, des théorèmes et des postulats. C'est, peut-être, le plus important travail consacré ces dernières années, au modèle logistique, et à ses prolongements en sylviculture.

LE TRAITEMENT PAR L'INFORMATIQUE

Il est inutile de souligner le développement extraordinaire de l'informatique et les très nombreux services que les forestiers, même amateurs, peuvent tirer des ordinateurs individuels : en particulier, les calculs souvent longs et délicats que nécessite la mise en conformité des tables de production avec les équations exponentielles (du type Robertson par exemple), sont grandement facilités grâce à cet outil très souple, et aux possibilités très étendues. L'une des nombreuses équations exponentielles permettant de retrouver l'évolution dans le temps du volume total d'un peuplement (V) en fonction de son âge (A), revêtira, par exemple, la forme suivante.

dans laquelle (Vm) représente le volume maximal que peut atteindre ce peuplement, quel que soit son âge, (K) une constante exerçant une très grande influence sur l'allure de la courbe en S recherchée, et (Am), l'âge auquel la moitié du volume maximal est atteinte (e = base des logarithmes népériens = 2,719). On conçoit immédiatement que la détermination de ces trois éléments ne peut se faire que par approximations successives, et que l'influence et le "flair" de l'opérateur jouent un rôle déterminant ; mais on est assuré d'obtenir dans tous les cas une courbe en S, plus ou moins bien adaptée du reste aux données réelles.

Or il existe un très grand nombre de fonctions mathématiques pouvant être représentées par une courbe en S. Selon A. Galoux (1982), on utilisera, par exemple, la fonction monomoléculaire simple, ou celle d'Ostrowski, celle de Comperts, ou bien celle de Chapman Richards, qui jouît d'une vogue certaine, en Amérique du Nord ; cette dernière fonction parait la plus logique, physiologiquement, en ce qui concerne le développement d'un arbre isolé, puisqu'elle se présente comme la différence entre la nutrition (reliée à la surface des feuillages, recevant l'énergie lumineuse, et à celle des racines, absorbant l'eau du sol et quelques substances minérales), et la respiration (commune à tous les êtres vivants, et reliée au volume de l'ensemble des cellules de l'arbre). Toutefois, grâce à certaines adaptations et simplifications, elle peut représenter aussi la façon dont un peuplement entier évolue en fonction du temps, et elle a été déjà largement utilisée pour l'étude de peuplements forestiers, aux U.S.A. et au Canada.

Une autre voie peut être suivie, et c'est celle qui va être exposée quand on considère un ensemble de couples de données (âges/volumes par exemple), on peut déterminer, sans aucun "a priori", la fonction qui les relie avec une grande approximation, et qui se présente sous la forme d'une équation du type très général suivant :

V = a + bA + cA 2 + dA3 + ...

dans laquelle (V) représente le volume d'un peuplement à un âge donné (A), et (a), (b), (c), (d), etc... sont des coefficients constants. C'est R.A. Fischer, dans son ouvrage classique "Les Méthodes Statistiques" (1946), réédité de très nombreuses fois, et traduit dans de multiples langues, qui a montré comment on pouvait calculer les équations dites "polynômes de régression" qui précisent, avec une probabilité plus ou moins élevée, comment les couples de données sont reliés entre eux. Ces équations sont actuellement obtenues très facilement grâce aux programmes informatiques. Une remarque cependant est à faire : certes, l'emploi de cette méthode est bien plus "automatique", et nécessite bien moins "d'arbitrages" que la recherche et l'application des équations exponentielles décrites plus haut, mais il convient de ne choisir, entre les multiples courbes, que l'on peut obtenir, et qui, toutes, correspondent à des équations de régression (pouvant aller du 1er au 6e degré) que celles qui, dans les limites des âges des tables de production, donnent une représentation simple de l'évolution des peuplements : courbes en "S" pour l'évolution des volumes, courbes "en cloches" pour l'évolution des accroissements. Souvent, les équations du 4e degré donnent des résultats convenables. Voici quelques exemples d'application de la méthode (voir figure) :

Exemple 1 - Généralité de la courbe en S



On a représenté, superposées, une courbe en traits pleins (échelles externes) qui traduit la façon dont évolue, dans le temps, jusqu'à l'âge de 120 ans, le volume d'un peuplement équienne d'épicéas communs (Tables de production d'E. Assmann, pour la Bavière, station de qualité moyenne avec une hauteur dominante de 28 m), et une courbe en traits tiretés (échelles internes), relative à l'évolution, en 30 jours, du poids d'une culture d'algues microscopiques photosynthétiques, "Botryococus Brauni", étudiée en 1981 à l'Ecole de Chimie de Paris. Aux échelles près, l'allure des deux courbes est voisine. Si l'on désire seulement étudier les variations du volume (ou du poids), les équations du 2e ou du 3e degré sont suffisantes. Par exemple, l'évolution du volume (V) du peuplement en fonction de son âge (A) sera donnée par les équations :


V = - 78,5 + 7,1 A + 0,02 A2 ou bien

V = - 0,7 + 2,7 A + 0,2 A2 - 0,0012 A3

les programmes comportent une option "interpolation" qui permet d'obtenir, instantanément, le volume à un âge donné.

     

Exemple 2 - Représentation du volume et de l'accroissement



Dans cet exemple, on a utilisé les données établies par 0. la Marca, et publiées dans les Annales de l'Académie Italienne des Sciences Forestières (année 1981) ; il s'agit de l'évolution du volume de taillis simples de châtaigniers, situés sur des sols d'origine volcanique de la région de Naples. Les 3 courbes en S superposées correspondent à l'évolution du volume dans 3 types de station de qualité différente soit, de haut en bas :

Classe 1 : à 20 ans, volume de 308 m3/ha

Classe 2 : à 20 ans, volume de 270 m3/ha

Classe 3 : à 20 ans, volume de 231 m3/ha

Les calculs automatiques des dérivées (c'est-à-dire des accroissements courants annuels) fournissent les 3 courbes en cloches correspondantes, également superposées, présentant les maximums suivants :

Classe 1 : à 5 ans, de 25,6 m3/ha/an

Classe 2 : à 6 ans, de 21,2 m3/ha/an

Classe 3 : à 7 ans, de17,5 m3/ha/an


ce qui concorde très bien avec les chiffres publiés dans les tables de
production mentionnées.

En utilisant un autre programme, on peut superposer les variations de l'accroissement moyen annuel, dont le maximum détermine, en théorie, l'âge optimal d'exploitation. Voici les valeurs calculées, non reproduites pour éviter une certaine confusion entre les graphiques

Classe 1 : à 9 ans, 19 m3/ha/an

Classe 2 : à 10 ans, 16 m3/ha/an

Classe 3 : à 12 ans, 13 m3/ha/an

On remarque, conformément aux études théoriques mentionnées plus haut, que plus la station est de bonne qualité, plus l'âge auquel l'accroissement courant ou moyen annuel atteint son maximum est réduit. Par ailleurs il est rappelé que l'Ordonnance de 1669 prescrivait de ne pas exploiter les taillis au-dessous de 10 ans, et sans tirer de cette disposition des supputations trop audacieuses, on peut reconnaître qu'elle était assez sage.


Exemple 3 - Représentation de la hauteur



Bien entendu, les futaies feuillues peuvent être étudiées de cette façon, en ce qui concerne l'évolution de leur volume ; mais dans cet exemple, on envisagera l'évolution de la hauteur moyenne, en fonction de l'âge. Sur les graphiques, en traits pleins, figure la hauteur moyenne d'un peuplement de chêne de haute qualité, secteur ligérien, étudié par J. Pardé (notes techniques forestières 1972), et en traits tiretés, on a figuré l'évolution de la hauteur moyenne du chêne de très haute qualité de Slavonie (Klepac - Revue Forestière Française - Numéro spécial feuillus 1981). On s'est limité à la hauteur atteinte à l'âge de 150 ans, chiffre limite de la table citée par Klepac ; les dérivées représentant les accroissements courants annuels, en hauteur, semblent s'écarter des formes précédentes (courbes en cloche), mais les premiers chiffres utilisés commençant à l'âge de 20 ans, ou de 30 ans, c'est avant cet âge que se produit le maximum de l'accroissement annuel en hauteur, et l'on peut, par la pensée, reconstituer leur allure. Du reste, selon des études fournies par A. Galoux, déjà cité, on observe le même phénomène en Belgique, dans la grande hêtraie de Soignes, les accroissements en hauteur les plus élevés sont obtenus, selon la qualité des stations, autour de 10 à 15 ans.

On doit remarquer aussi que la hauteur (moyenne ici, mais sou­vent dominante) est un bon critère de la qualité de la station ; les chif­fres de Klepac se rapportent à la station yougoslave de la meilleure qualité, et la hauteur moyenne des arbres, à 150 ans, y atteint 41,1 m (volume total produit à cet âge : 1482 m3), alors que la station décrite par J. Pardé porte des arbres qui, à 150 ans, n'ont qu'une hauteur moyenne de 30,9 m, et le volume total, à cet âge, n'y est plus que de 864 m3.

 

Exemple 4 - Retour de l'accroissement au volume

Avec cet exemple, on aborde une extension de la théorie du modèle logistique qu'il n'est possible, pratiquement, de réaliser rapidement que grâce à l'informatique ; si l'accroissement courant annuel correspond bien à la dérivée du volume par rapport au temps, il doit être possible, quand on connaît seulement cet accroissement, de remonter au volume grâce à une opération bien connue des mathématiciens : l'intégration, ou recherche de la fonction primitive. Ceci, à une constante près ; dans l'équation du 2e degré donnée à l'exemple 1, figure un terme fixe : - 78,5, qui disparaît quand on calcule la dérivée, ce qui veut dire que, lorsqu'on intègrera cette dérivée, on obtiendra un volume d'une valeur trop élevée (d'environ 10 % à 100 ans) ; mais, avec une équation du 3e degré, cette valeur fixe n'est plus que de - 0,70 m3, donc négligeable. C'est cependant une remarque qu'il ne faut pas perdre de vue.

L'exemple pris ici est emprunté aux Tables de production suédoises, pour l'épicéa, établies il y a quelques années par la Station de Recherches Forestières de Stockholm (voir, notamment, le Bulletin de la Société Forestière de Franche-Comté, Voyage en Suède, sept. 1981). On distingue 3 qualités de station, dans le sud de ce pays, dont le climat est comparable à celui du Danemark ; en outre, dans chaque classe de qualité de station, on envisage 2 degrés de densité de peuplements, cet élément étant considéré comme jouant un rôle important dans la production forestière. En utilisant donc les chiffres suédois, partant de l'évolution de l'accroissement courant annuel (échelles externes -courbes en cloche - traits pleins pour la plus forte densité, pointillés pour la densité la plus faible), on a recherché les fonctions primitives (programmes spéciaux de l'ordinateur effectuant des calculs assez complexes en quelques secondes) et, comme on peut le vérifier, les résultats sont satisfaisants (courbes en S, traits pleins et pointillés, échelle interne)

Par exemple, à 80 ans, dans la classe de la qualité I, avec une densité de 1 - 0,9, le volume total produit figurant sur les tables de production est de 974 m3, alors que celui calculé par intégration de l'accroissement est de 975 m3 ; si l'on descend, dans la même classe de qualité de la station, à la densité 0,7 la production à 80 ans figurant sur les tables n'est plus que de 851 m3, alors que le volume calculé par intégration est de 849 m3. Pour la classe de qualité II, les chiffres de tables sont respectivement de 710 m3 et de 561 m3 le calcul donne, par intégration de l'accroissement 717 m3 et 563 m3. Bien entendu, la menace de l'intervention possible d'un important "facteur constant" ne doit pas être systématiquement écartée, mais, de toutes façons, les tables de production ne sont que des "tables de probabilité" de la production ligneuse, et il ne faut pas y rechercher une précision au rn3 près.

CONCLUSION

Cet article satisfera certainement tous les "forestiers mathématiciens", disciples lointains de Pythagore qui assurait que "la nature est nombre" elle montre, en tous cas, que les peuplements forestiers équiennes se développent suivant certaines lois, ce qui permet de clarifier quelque peu un ensemble de problèmes, certainement très complexes. On peut également "mettre en formules" d'autres relations, comme celle de la réduction du nombre des arbres d'un peuplement en fonction de leurs dimensions, donc de leur âge (courbes de survie, exprimées par des relations de la forme 1/X, figurant, bien entendu, dans l'arsenal des programmes des informaticiens) ; on peut noter que ce type de réduction est très voisin de celui que l'on peut observer dans les populations de nombreuses espèces animales, qu'il s'agisse de drosophiles, de campagnols ou de goélands, et qui sont matérialisées par les mêmes familles de courbes (Dajoz - Dynamique des Populations, 1974).

On peut aussi tenter de préciser certaines des Tables de production actuelles, qui sont déjà établies pour de nombreuses espèces forestières, en y introduisant l'influence du facteur "densité", à l'exemple des Suédois, des Allemands, des Tchèques ou des Suisses. L'intrusion de la modélisation et de l'informatique dans la sylviculture commence à peine elle ouvrira certainement aux forestiers de nouveaux horizons.